domingo, 23 de julho de 2017

« ZABRISKIE POINT », film de Michelangelo Antonioni (1970)

Écrit par Geoffrey Carter 
En 1967, après le grand succès public et critique de Blow-Up - qui restera le plus important de toute la carrière du réalisateur -, Michelangelo Antonioni s’envole pour le Japon via les Etats-Unis mais la tumultueuse vie américaine, en ces années riches de tous les ferments, lui fait une plus forte impression que le Japon et son côté impénétrable. De retour de Tokyo, Antonioni s’arrête donc de nouveau en Amérique. « J’ai parcouru le pays de long en large. L’expérience fut très enrichissante. A cette époque, les États-Unis étaient l’un des pays, peut-être même le pays le plus intéressant à connaître. Il s’agissait d’un lieu où l’on pouvait isoler à l’état pur quelques-unes des vérités essentielles sur les contradictions de notre temps... A peine rentré en Italie, j’ai rédigé des notes. Davantage que l’idée précise d’un film, j’avais en tête une intuition de l’Amérique avec des sensations multiples et une quantité de choses devant les yeux, une quantité de mots qui résonnaient à mes oreilles. » Dans le magazine L’Espresso du 6 avril 1969, il ajoute : "Au sein de ce chaos de produits et de consommation, de gaspillage et de pauvreté, d’acceptation et de révolte, d’innocence et de violence, se produit un changement tumultueux et continu.".
Des impressions rapportées de ces voyages naîtra Zabriskie Point, dont le scénario se cristallise autour d’un lieu géographique précis, le désert de l’Arizona, et d’un fait divers emblématique relaté par la presse : à Phoenix, un hippie avait loué un petit avion qu’il avait décoré de fleurs et de divers slogans sur l’amour, la mort et la paix, puis il avait disparu avec. Ayant conclu un accord avec MGM, Antonioni s’attelle au scénario avec la collaboration de Sam Shepard, alors tout jeune dramaturge de off-off-Broadway, et de Fred Gardner. Participent également à l’écriture Clare Peploe (la sœur de Mark Peploe, le scénariste de Profession : reporter) et Tonino Guerra, le scénariste habituel d’Antonioni. Pour les rôles principaux, le cinéaste choisit deux jeunes inconnus : Mark Frechette, vingt ans, charpentier à Boston (après une très brève carrière au cinéma - il jouera en 1970 dans Les Hommes contre de Francesco Rosi - il connaîtra une fin tragique voisine de celle que lui avait réservée le scénario de Zabriskie Point : arrêté pour vol, il se suicidera en prison), et Daria Halprin, dix-neuf ans, étudiante, tous deux typiques de la jeunesse de l’époque. Leur existence réelle se confond avec celle du film, et ce n’est pas un hasard si Antonioni a tenu à ce qu’ils conservent leurs vrais prénoms dans le film. Le tournage dure plus longtemps que prévu ; en conséquence, les coûts atteignent bientôt des hauteurs vertigineuses (six millions de dollars). Mais la faute n’est pas imputable au réalisateur : « Je me suis retrouvé catapulté dans l’engrenage le plus classique du cinéma hollywoodien, et c’est ce qui m’a perturbé. Que de dépenses exorbitantes auraient pu être évitées si j’avais su plus tôt qu’elles étaient inscrites au budget ! Par exemple, à un certain moment, je me suis vu entouré d’un médecin et d’une infirmière dont je ne comprenais pas ce qu’ils venaient faire, puisque aucun de nous n’était malade ! Une autre fois, à Los Angeles, j’ai demandé une figurante, on m’en a envoyé trente. "Au cas où", m’expliqua t-on. Si Zabriskie Pointest le film le plus cher que j’aie jamais fait, la faute en incombe à ces règles absurdes qui régissent les syndicats là-bas. Pour couvrir les frais du film, j’aurais dû gagner autant d’argent qu’avec Blow-Up. Mais comme les Américains y ont vu un film anti-américain, les réactions là-bas ont été hystériques. Ils avaient tort à mon avis, puisque Zabriskie Point n’est pas un film sur l’Amérique : ce n’est qu’une histoire d’amour américaine située dans le contexte de la contestation étudiante d’alors. Dans le reste du monde, le film a reçu beaucoup de compliments, notamment en Inde. »
L’inquiétude des jeunes, leurs aspirations frustrées et les révoltes sont au centre de nombreux films réalisés entre 1968 et 1970 : qu’il suffise de citer Easy Rider de Dennis HopperAlice’s Restaurant d’Arthur Penn,Medium Cool de Haskell Wexler ou If... de Lindsay Anderson. Dans son film californien, qu’Antonioni définit comme une rêverie, l’Amérique ne sera pas qu’une simple toile de fond, les deux jeunes héros sont presque les symboles d’une situation typique de leur pays. « Mes personnages et leurs histoires tentent de démêler un fil à travers certaines choses embrouillées qui arrivent aujourd’hui et qu’il est difficile de comprendre dans leur globalité. Mon film est peut-être l’histoire d’une recherche, d’une tentative de libération, dans un sens intérieur et privé, mais par rapport à la réalité provocatrice de l’Amérique toute entière. » Répondant à un questionnaire de Cinema nuovo, Antonioni se laisse aller à quelques précisions dangereuses : « Zabriskie Point représentera pour moi un engagement moral et politique plus évident que celui de mes films précédents. Je veux dire que je ne laisserai pas le spectateur libre de tirer ses conclusions, mais que je chercherai à lui communiquer les miennes. Je crois que le moment est venu de dire ouvertement les choses. » Las d’être témoin, le metteur en scène éprouve le besoin de devenir, en quelque sorte, protagoniste. « Des ferments de vie extraordinaire surgissent un peu partout dans le monde. Pour nous, metteurs en scène, il s’agit de trouver un accord nouveau entre la réalité et l’imagination, entre le document et la créativité. » Une tâche vraiment difficile.
Pour réaliser cet accord nouveau, le cinéaste aurait sans doute dû choisir un terrain moins miné, une réalité moins mystérieuse et moins complexe que celle de l’Amérique. Les protagonistes de la rêverie américaine de Michelangelo Antonioni, « deux jeunes Blancs qui essaient de comprendre, puis de faire ce qu’ils ont compris » sont délibérément anonymes. Mark, vingt-deux ans, exerce des jobs occasionnels dont il change ou qu’il perd régulièrement ; il se vantera, par exemple, d’avoir inversé les programmes dans un bureau. C’est au fond un caractère radical qui n’a pas été enrégimenté : il sympathise avec un groupe engagé, mais n’y entrera que le jour « où vous déciderez de ne pas vous résigner », dit-il à son ami Morty à la sortie d’un meeting d’étudiants au cours duquel on a trop théorisé, parlant abstraitement de guérilla urbaine et du boycott de l’enrôlement des militaires dans l’université. Antonioni, dans cette séquence efficace, utilise un montage rapide, sec, dans un style documentaire parfait. Mark a l’intolérance romantique et la révolte instinctive des jeunes gens de son âge. Un jour où, pendant les manifestations à l’université, il voit un policier tuer de sang-froid un jeune Noir, Mark sort instinctivement le pistolet qu’il vient d’acheter pour venger la victime, mais quelqu’un l’a devancé ; son geste ayant été enregistré par les caméras de la télévision, il décide de se cacher pendant quelques jours. Profitant de la distraction d’un gardien, il monte à bord d’un petit avion de tourisme et disparaît dans le ciel de Los Angeles. S’élever dans le ciel, planer, c’est justement ce qu’il lui faut à ce moment-là.
Tandis qu’à bord du Lilly 7 Mark survole la Vallée de la Mort en savourant le goût enivrant de liberté (comme Vittoria dans L’Eclipse), il aperçoit, minuscule, une Buick avec à son bord une jeune fille seule à qui il ne pourra s’empêcher de faire une fantastique sérénade à base de piqués et de pirouettes téméraires. La conductrice, Daria, travaille occasionnellement comme secrétaire de l’avocat Allen au service d’une importante agence publicitaire, la Sunnydunes (dont les bureaux donnent sur un gratte-ciel gris en forme de pyramide qui ressemble à un décor de Metropolis). L’agence Sunnydunes, dont le nom (« dunes ensoleillées ») est déjà tout un programme, est en train d’élaborer un ambitieux projet touristique à la lisière du désert ; ce programme est illustré par un grotesque spot publicitaire qui célèbre le mirage de « la vie des pionniers dans l’horizon immense de l’Ouest » ; dans le film, les « pionniers » sont des fantoches pathétiques et le décor « fabuleux » proposé au public (terrains de jeu, piscines, villas) est - triomphe du kitsch - entièrement en plastique (peut-être cette satire des aspects les plus extérieurs de la société de consommation et de la répression américaines - visages de martiens des policiers sur le pied de guerre, enfermés dans leurs masques à gaz, multitude d’affiches publicitaires - risque-t-elle d’apparaître aujourd’hui un peu simpliste et caricaturale). Ce soir-là, Daria a rendez-vous avec son patron, sans doute amoureux d’elle, à Phoenix. Elle a envie de se retrouver un peu seule avec elle-même, et ce voyage en voiture l’attire, d’autant que sur le chemin elle voudrait rendre visite à un vieil ami, qui habite Ballister, une localité perdue en bordure du désert, avec quelques adolescents inadaptés venus avec lui de Los Angeles ; mais le drôle d’accueil que lui réserve le groupe la persuade de se remettre aussitôt en route. La digression de l’étape à Ballister constitue l’un des moments les plus inspirés du film : l’image du vieux cow-boy qui fume en silence et en toute tranquillité au comptoir du bar tandis qu’un juke-box diffuse une vieille chanson est un hommage intense à l’Amérique mythique des westerns ; l’apparition fulgurante de ces enfants si agressifs et violents - ils semblent sortir de Los Olvidados de Buñuel - soulève des questions inquiétantes sur l’avenir de l’opulente société américaine.
Les itinéraires de Daria et de Mark se croisent le long de la route qui traverse la Vallée de la Mort. Quelque chose de mystérieux semble les attirer dans cet endroit primitif et désolé, si éloigné de la métropole et de la société de consommation. Le piper de Mark, sorte d’Icare moderne qui s’enfuit du labyrinthe, commence un fantastique carrousel autour de la Buick de Daria. Une cour décidément originale. Avant de se poser sur le terrain, le pilote lance à l’inconnue un vêtement rouge qu’il a trouvé un bord, comme un gage d’amour. La glace est désormais brisée : Mark, qui doit s’approvisionner en essence, demande à Daria de le conduire sur le chemin de Phoenix. Ils sympathisent à tel point que, parvenus à Zabriskie Point, ils oublient le but de leur voyage. Quand on connaît la prédilection d’Antonioni pour le désert, on comprend qu’il ait eu le coup de foudre pour ce paysage lunaire. « C’est une zone de lacs très anciens, asséchés il y a des millions d’années » explique un panneau sur une esplanade d’où l’on peut voir un panorama extraordinaire. Cette vallée splendide entourée de pics est un dépôt aride de borate et de craie. Les deux voyageurs extasiés évoluent dans ce décor désolé et mystérieux, tels deux astronautes sur une planète inconnue. Pour eux, le temps s’est arrêté. Là, aux limites de la civilisation, Icare trouve ce qu’il est venu chercher, la fête représentée par l’amour entre deux corps jeunes et beaux.
Sauvée du labyrinthe de la métropole, la vie retrouve là sa jeunesse, et la jeunesse la vie. Ce désert de la mort, où règnent la stérilité et la pureté - le degré zéro de la société de consommation - devient un paradis de poussière lumineuse pour Adam et Eve 1970 qui, en réinventant le couple, font renaître la vie. La poussière n’est plus fin mais commencement. Tandis que Daria et Mark roulent nus dans la poussière et que leur étreinte devient de plus en plus passionnée, peu à peu la vallée préhistorique s’anime, reprend vie et les pentes se peuplent d’autres couples nus qui se cherchent, se courtisent et s’aiment. On a beaucoup parlé de cet original love-in imaginé par Daria (Rousseau, lui aussi, pendant ses promenades solitaires, peuplait les forêts d’êtres conformes à ses désirs). C’est un festival de caresses, le triomphe - très hippie - de l’amour et de l’érotisme au-delà des conventions, un retour aux origines. Le début et la conclusion de l’épisode onirique sont splendides, mais la séquence est trop longue et les joutes amoureuses de la troupe théâtrale qui évolue dans un style Living Theater ont quelque chose d’artificiel.
Mais l’Eden ne peut être qu’un mirage. Les touristes (un couple avec une caravane bleue tractant un hors-bord) et les policiers arrivent eux aussi à Zabriskie Point. Il est maintenant temps de quitter aussi cet endroit. Daria propose à son compagnon de partir ensemble, mais celui-ci insiste pour ramener l’avion qu’il a emprunté ; il atterrira au bout de la piste et il pense parvenir à s’échapper ; et puis il aime prendre des risques, dans la vie. Pour que chacun comprenne bien la signification de son geste, avant de repartir il peint l’avion, le transformant en une sorte d’oiseau préhistorique avec un groin de porc qui rit. Antonioni aime les objets et les voyages en avion : le retour du Lilly 7 pour Los Angeles est un moment magique ; le piper plane sur les bancs de nuage et s’élève de plus en plus : on dirait qu’il va échapper à la gravitation et émigrer vers d’autres planètes. Mais à l’aéroport les « chasseurs » sont en train de tendre sournoisement leurs filets pour le capturer : quand l’oiseau préhistorique touche terre, le piège se renferme. Découvrant l’embûche, notre Icare tente un inutile gymkhana au milieu des pistes, talonné par les voitures rapides de la police aux sirènes hurlantes ; quatre coups de feu retentissent, laissant la place au silence. La chute est évoquée par un magistral mouvement aérien de la caméra, une spirale lente et lugubre vers les grandes ailes immobiles qui finit par cadrer le nez du grand oiseau préhistorique frappé à mort ; à travers la vitre, on entrevoit la tête de Mark penchée sur le tableau de bord.
La fin de l’aventure est aussi le moment le plus grandiose du film. Sans appoggiatures symboliques ni artificielles, Antonioni offre ici l’un des requiem les plus originaux du cinéma. Daria, dans sa voiture, apprend la funeste nouvelle à la radio. Elle s’arrête de conduire, descend, et tout en continuant à écouter le solo de guitare diffusé par la radio, elle fixe le vide, pétrifiée. La caméra la cadre de dos qui se détache sur une étendue de cactus déchiquetés, balançant imperceptiblement la tête au rythme lent de la musique, tandis qu’une légère brise la décoiffe. Immobilité, temps suspendu, rapport juste entre le personnage et son environnement (le bois de cactus) : l’image se charge d’une émotion intense, mystérieuse, typique d’Antonioni. Soudain, Daria court à sa voiture et, après un moment d’hésitation  sur la direction à prendre, elle repart pour Phoenix. Dans l’esprit de cette adolescente disponible et rêveuse, dotée d’une énergie animale, a mûri une décision radicale : rompre avec Allen et son monde. Dans la villa très moderne construite sur une hauteur rocheuse qui domine le désert, un modèle d’architecture moderne, son patron préside une séance de travail avec des représentants importants de la finance réunis autour d’une carte. Progressant, incertaine, parmi toutes ces galeries creusées dans la roche, parmi toutes ces parois de verre, Daria a du mal à respirer. Elle n’ira pas se changer, comme le lui suggère Allen quand il la rencontre dans le hall ; elle court vers sa voiture et repart. Au terme de la descente, elle s’arrête et se tourne pour regarder la villa là-haut au milieu des rochers. La terrasse est déserte ; dans un cendrier, sur une petite table, une cigarette est encore allumée, un coup de vent soulève les pages d’une revue ; dans la salle de séjour désertée se détache la carte parsemée de petits repères colorés ; la maison semble abandonnée. On croit revoir la fin de L’Eclipse.
Le film ne s’achève pourtant pas ici sur les lieux abandonnés, mais en entrant dans la conscience même de l’héroïne. En conversant avec Mark qui, comme ceux de son « groupe », se proclamait « lié à la réalité », Daria avait revendiqué les droits de l’imagination (« Que veut dire « liés à la réalité » ? Ne rien pouvoir imaginer ! »). Pendant qu’elle faisait l’amour avec Mark, son imagination s’était éveillée. Cette fois, après le meurtre légal du jeune homme, la colère qu’elle a accumulée va exploser d’une façon apocalyptique. Regardant la villa, là-haut parmi les rochers, elle imagine les propos des hommes d’affaires dont les visages flous se réfléchissent dans le plan vitré de la table : « possibilité de développement », « nous finirons par trouver de l’or dans cette propriété », « notre projet général »... Le mot « projet » déclenche quelque chose dans l’esprit de Daria : en un flash, elle voit la villa exploser ; simple pensée, comme pour dire : ce serait beau si... La chemise rouge que Mark lui a lancée est encore à côté d’elle sur le siège. Daria la pose sur le dossier et la caresse tendrement. La douleur enfièvre son imagination : le regard tendu et terrible qu’elle lance de nouveau à la villa nous fait comprendre que le désir et la révolte longtemps réprimés vont se libérer... et la villa explose dans un grondement terrible (pourquoi la bande sonore puisqu’il s’agit d’un fantasme ?) : une gerbe de feu, puis un gigantesque champignon rouge et noir s’élève dans le ciel accompagné d’une pluie de débris. Dans des plans de plus en plus rapprochés (Antonioni a filmé une même explosion avec dix-sept caméras situées à différentes distances de l’action et dotées de plusieurs objectifs), les explosions se multiplient sans interruption, à douze reprises, à un rythme de plus en plus accéléré. Puis, après un panoramique très rapide, le tableau change, et, sur un fond bleu genre aquarium, les objets commencent eux aussi à exploser au ralenti : les meubles, le téléviseur, les armoires et les réfrigérateurs avec leur contenu volent lentement en éclats, s’effilochant en formes monstrueuses, s’élèvent dans l’espace sans poids comme des météorites de papier. Le rythme onirique de la musique synthétique de Pink Floyd explose dans un fortissimo quand, à la fin, même les livres de la bibliothèque volent en éclat... Immobile au pied de la colline, un sourire énigmatique aux lèvres, Daria observe ce ballet abstrait et macabre ; puis elle repart en disparaissant dans le soir aux couleurs fauves.
Une conclusion si ouvertement allégorique a encouragé les interprétations apocalyptiques d’un film qui se voulait avant tout une histoire d’amour. Approche moderne du mythe d’Icare qui s’enfuit du labyrinthe de la société de consommation, métaphore de l’amour impossible, Zabriskie Point a été interprété surtout comme un appel à la révolution, à repartir de zéro après une palingénésie apocalyptique à connotation biblique, une condamnation de la société de consommation. On peut y voir également, comme Alberto Moravia, une prophétie du désastre atomique qui punira la société de consommation pour avoir permis que Thanatos l’emportât sur Eros, que la fin, à savoir l’homme, devînt le moyen et que le moyen, à savoir le profit, devînt la fin. Le film présenterait l’hypothèse nouvelle et bouleversante selon laquelle un feu moraliste pourrait détruire l’orgueilleuse Babylone moderne, les Etats-Unis. Toutefois, Antonioni n’est pas un moraliste, et son film n’est pas un pamphlet sur ou contre l’Amérique ; mais la toile de fond de l’histoire - la société américaine - est si vivace et si déterminante qu’elle finit par prendre la place du héros, brouillant et faussant ainsi les perspectives. Alors que Blow-Up était un film situé dans une métropole moderne, et non sur Londres, Zabriskie Point est fatalement devenu un film sur l’Amérique. Le choix de l’Amérique (ces policiers si impassibles et si brutaux, ces businessmen si aliénés et si dépourvus de nuances, alors que les deux jeunes gens sont si nets et si naturels) s’est révélé problématique. Il y a comme deux âmes dans Zabriskie Point, le portrait de l’Amérique et l’histoire privée, et elles peinent à se fondre dans un film de façon harmonieuse, conséquence de la situation contradictoire qu’a dû affronter l’auteur. Ce n’est pas un hasard si les parties les plus réussies du film (le « vol d’Icare », le village de Ballister, l’amour dans le désert, la mort de Mark et l’apocalypse imaginée par Daria) sont celles qui s’éloignent le plus de la société américaine. Parfois envahissante, la symbolique devient ici poésie sans effort. Par ailleurs, il semblerait que le metteur en scène ne se soit vraiment passionné que pour les séquences du désert.
Il faut cependant saluer le courage de notre expérimentateur tourmenté, qui réalise une œuvre stimulante et audacieuse. On peut voir notamment comment Antonioni réussit à exploiter les possibilités offertes par la Panavision. Le travail sur l’image est stupéfiant, presque excessif, à la limite du formalisme (trop pour certains). « Il est toutefois dommage que les producteurs américains n’aient pas accordé une seconde chance à Antonioni ; car si elle n’atteint pas la force et la tenue de Blow-Up, l’aventure américaine d’Antonioni tranche nettement sur les films contestataires à la mode dans ces années-là » écrit Aldo Tassone. En effet, si l’on parle d’échec à propos de Zabriskie Point, précisions qu’il s’agit d’un échec commercial mais non critique. Le film se voit réserver un accueil bruyant et contradictoire. Ereinté par les hebdomadaires américains conservateurs pour des motifs sans rapport avec le cinéma (« Antonioni a examiné l’Amérique avec les oreilles bouchées, des yeux de verre et un esprit obtus » écrit par exemple Newsweek), le film est au contraire très bien accueilli par la presse progressiste, qui saisit mieux le sens poétique de la métaphore antonionienne. Moravia a observé à juste titre que cette réaction de rejet d’une partie de la critique américaine tient précisément au caractère métaphorique et apocalyptique du film, d’autant que la condamnation de la société de consommation n’y est pas menée selon un processus rationnel, comme l’avait fait Erich Von Stroheim dans Les Rapaces au temps du muet, mais dans un esprit prophétique et destructeur.
Quelques journalistes américains ont pourtant analysé l’œuvre avec justesse, tel Van Pragg dans le New York University Heights Daily : « Voici le meilleur film qui soit arrivé dans nos pauvres salles depuis longtemps. On sort du cinéma et le film continue sur le visage des gens qui en sortent en même temps que nous » ou Jon Clemens dans The Record : « Un cinéaste italien a cru opportun de s’immiscer dans une Amérique qui tombe peu à peu en lambeaux et fourrer son nez dans une affaire de famille. Les Américains le haïront à mort. Mais on est parfois mieux placé pour voir la vérité quand on se trouve à l’extérieur. Ce film va littéralement glacer beaucoup d’Américains : il est embarrassant de constater comment, en n’ayant jeté sur nous qu’un simple coup d’œil, un étranger peut découvrir tout de suite ce qui ne va pas, alors que nous sommes nous-mêmes en pleine confusion, noyés sous les rapports de commissions sociologiques ultra-spécialisées. » En effet, Antonioni a vu une Amérique gravement malade, aux générations divisées, désunie dans ses propres aspirations, une Amérique qui n’est plus toute entière qu’un angoissant paradoxe : les déserts sans vie y sont plus beaux que les villes bruyantes, les industries du confort font tout pour mettre en pièces une paix confortable, les constructeurs détruisent plus qu’ils ne construisent, bref, c’est une société qui semble attendre sa propre destruction en détruisant la génération à venir.

[Les captures utilisées pour l'illustration de ce texte sont issus de DVDBeaver - source : 
www.dvdclassik.com]

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